L’indispensable refondation du système français de recherche
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Bien qu’encore peu discutée dans la campagne en cours, la refondation du système français de recherche est à l’ordre du jour tant la situation est devenue intenable.

Plan campus, Investissements d’avenir : les structures nouvelles et les milliards supplémentaires de l’ère Sarkozy promettaient un nouvel âge d’or. La réalité est tout autre : au lieu de consacrer leur temps à leurs missions statutaires – chercher, former les plus jeunes, s’ouvrir à la société – les chercheurs et enseignants-chercheurs croulent désormais sous des avalanches d’appels à projets, doivent multiplier les réunions préparatoires, courir d’un guichet à l’autre pour décrocher les contrats qui leur rendront les moyens de travailler, et participer à toutes sortes de comités où ils évaluent leurs collègues et, faute d’argent disponible, retoquent la très grande majorité de leurs demandes de crédits.

L’Agence nationale de la recherche (ANR) est au cœur de cette évolution ubuesque. Les Etats généraux organisés en 2004 par le mouvement Sauvons la recherche avaient souhaité « une nouvelle structure … dotée d’un budget propre  » qui permettrait d’  » augmenter la réactivité du système et de favoriser des domaines où un effort supplémentaire aura été jugé nécessaire… ». La communauté avait imaginé une structure légère ? Elle est confrontée à une lourde machine qui réoriente toute la recherche en « mode projet ». Les chercheurs attendaient des moyens additionnels ? Les 800 millions d’euros du budget annuel de l’ANR étaient précédemment octroyés aux organismes nationaux de recherche, lesquels n’ont eu d’autre choix que de diminuer année après année la dotation de base de leurs laboratoires (encore -10% cette année au CNRS). Et alors qu’une des forces du système français est la stabilité de l’emploi scientifique, gage de liberté d’action et de capacité à travailler dans la durée, le financement sur projet a fait exploser la précarité dans les laboratoires, avec près de 15 000 jeunes chercheurs en CDD.

L’inflation des missions de l’ANR semble sans limites : elle est désormais censée gérer 19 milliards d’euros d’ « Investissements d’avenir ». Certes il s’agit pour l’essentiel de capital non consommable, des milliards extra-budgétaires placés au Trésor public et par là-même non contrôlables par le Parlement, mais les seuls intérêts générés donneraient à l’ANR un rôle démesuré. Clé de voûte du processus, huit « Idex » (Initiatives d’excellence) dotés d’un capital de 7,7 milliards d’euros : quatre Idex pour la seule Ile-de-France, les autres pour Strasbourg , Aix-Marseille, Toulouse et Bordeaux. L’élite est désignée, le restant sacrifié : tous les autres territoires sont de facto relégués en deuxième division. La centralisation s’aggrave, et même en Ile-de-France, un très grand nombre d’acteurs sont écartés de cette promesse d’opulence. L’idéologie de la compétition formate financements, rémunérations, ressources humaines ; et partout elle crée souffrance au travail, exclusion et tension exacerbée pour la réussite d’une petite minorité. De la maternelle aux laboratoires, de l’association de quartier aux scènes nationales, l’accroissement des inégalités résulte de choix politiques, comme la constitution d’une France à deux vitesses. A cet égard, l’engagement de François Hollande d' »accélérer la mise en oeuvre des Investissements d’avenir » révèle une incompréhension profonde de ce qui se joue là.

Même si elle ne cesse d’invoquer « l’autonomie », la droite s’est toujours méfiée des chercheurs trop indépendants. Avec la disparition quasi-totale de tout membre élu par les pairs des nouvelles structures de gouvernance, des jurys de sélection et d’évaluation, elle met la démocratie scientifique et universitaire à l’agonie. Avec l’ANR et le Grand Emprunt Sarkozy, il est bien plus aisé de cibler les financements vers la recherche-innovation plutôt que vers la création de connaissances, vers ceux qui développent les recherches finalisées souhaitées par les lobbies les plus puissants : le nucléaire plutôt que le solaire, l’aérospatial plutôt que l’agroécologie, les produits de santé marchandisables plutôt que la santé environnementale et la prévention. La disparition soudaine de la ligne  » santé environnementale  » de l’ANR – trop dérangeante pour certains lobbies – fournit un parfait exemple de ce pilotage politique au service d’intérêts particuliers. La toute récente nomination à la tête de l’ANR d’une ancienne élue UMP qui, lorsqu’elle dirigeait l’AFSSA, a longuement retardé la sortie du dossier du Bisphénol A, ne peut qu’interpeller.

« LA POLITIQUE DES INVESTISSEMENTS D’AVENIR DOIT ÊTRE NON PAS ACCÉLÉRÉE MAIS TOTALEMENT REVISITÉE »

En arrivant au pouvoir national en 1981, la gauche de l’époque avait manifesté une réelle ambition scientifique, concrétisée par des signes budgétaires et des recrutements immédiats. Si elle veut préserver sa capacité de recherche et se tourner vers l’avenir, la France de 2012 devra impérativement lancer un processus similaire. Dès juin, la politique des Investissements d’avenir doit être non pas accélérée mais totalement revisitée, à l’aune des besoins réels de l’ensemble du système français d’enseignement supérieur et de recherche et des territoires. Un audit exhaustif devra être engagé pour préparer le budget 2013, en même temps que seront organisés les Etats généraux qu’attend la communauté académique. L’activité de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, l’Aéres, contestée de toutes parts, pourra être suspendue sans dommage aucun en attendant d’être remplacée. Et un plan de titularisation de l’ordre de 5000 postes par an – chercheurs, ingénieurs, techniciens – est indispensable, faute de quoi le pays perdra le bénéfice de milliers de jeunes qu’il a pourtant formés au plus haut niveau et à grand coût.

Mais ces mesures immédiates ne suffiront pas, tant les enjeux dépassent aujourd’hui le seul cadre des laboratoires et touchent la société toute entière. Il est temps d’ouvrir enfin un dialogue approfondi avec des citoyens bien plus matures, plus éduqués qu’il y a trente ans. C’est en rendant aux scientifiques leur liberté de creuser des pistes originales, de s’aventurer dans des territoires inexplorés, en les incitant à travailler en mode coopératif, que nous pourrons jeter les bases d’une démocratie scientifique sans laquelle il ne sera pas de société écologique. Articuler ces exigences à un engagement gouvernemental assumé et durable, responsable mais ambitieux, tels sont les enjeux. Les sciences et la société ont tout à y gagner.

Laurent Audouin, maître de conférence, université Paris-Sud, délégué enseignement supérieur et recherche auprès d’Eva Joly ;

Marie Blandin, sénatrice du Nord (EELV), présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat ;

Marc Lipinski, directeur de recherche CNRS, conseiller régional Ile-de-France (EELV) ;

Sandrine Rousseau, maître de Conférence, université de Lille-I, vice-présidente enseignement supérieur et recherche du Conseil régional Nord Pas-de-Calais (EELV).

 

Publié dans LEMONDE.FR | 22.02.12 | 10h11 •